vendredi 28 février 2014

Pourquoi n'ai-je pas crié quand je me suis fait agresser?

Je n'ai jamais parlé publiquement de cet épisode de ma vie parce je trouvais ça bénin et que ça fait seize ans. Mais depuis quelques temps, je me dis que si partager mon expérience n'est pas d'une importance névralgique, ça ne manque pas nécessairement non plus de pertinence. Il ne s'agit cependant pas de me « réapproprier mon cri », « briser la loi du silence » ou un autre truc du genre. Je ne me considère pas non plus comme un « survivant ». Tout d'abord parce que ces expressions ne me rejoignent pas, et aussi parce que ça fait longtemps que je suis confortable de parler de ça devant plein de gens. Ça me fait mal d'en reparler, et pas du tout pour les raisons qu'on peut penser. Mais je le fais pareil quand j'en ressens l'intérêt, malgré l'appréhension.

Ça fait longtemps que je veux parler de ce sujet sur mon blog aussi, mais je dois avouer que rien ne l'a favorisé au cours des derniers mois. La vérité, c'est que je ne sais aucunement quelle peut être la réaction à ce texte; mais je pense que de manière générale, il sera tout simplement écarté et ignoré pour diverses raisons. L'une d'entre elles, c'est que ce n'est pas un supermilitant qui m'a agressé, et que je ne suis pas en train de me lancer dans un processus de dénonciation en vue d'arriver à la pratique de justice transformatrice. Ça a l'air de sortir de nulle part. Mais non.

Mon objectif est de raconter quelles ont été les réactions à mes confidences, parmi des ami-e-s proches ou de simples connaissances. J'y repense sans arrêt depuis novembre, parce que je lis sans arrêt les mêmes sur Facebook, je les entends au Café Aquin, dans les couloirs de l'UQAM, et c'est même arrivé une fois ou deux que j'en ai entendu sortir de ma propre bouche, quoique j'aurais jamais articulé des affaires de même devant un-e personne ayant subi ça. Bref, ça me revient sans arrêt dans la face et je suis tanné de me taire.

Notez que parmi ces gens aux réactions parfois agressives et profondément ignorantes, il y a bien sûr des anti-féministes, mais il y a aussi des femmes féministes sincères. Je ne le spécifie pas pour critiquer le féminisme, ni les féministes, ni même des féministes ou un certain groupe de féministes. Je le spécifie pour que personne ne se sente au-dessus de ce genre de propos.

L'histoire que je raconte

Cette histoire est celle d'une agression comme on en voit tous les jours. J'étais dans l'autobus scolaire, en secondaire I, à l'école secondaire Le Tandem à Victoriaville. Il y avait un bully énorme et musclé, au moins deux ans plus vieux que moi - à la différence de plusieurs, je n'ai jamais été en mesure de connaître le nom de ce gars-là: Carl? Matt? - qui avait l'habitude de me harceler. Quand la fin de l'après-midi arrivait, je me souviens que je ressentais toujours une profonde angoisse. Je marchais vers mon autobus lentement, la tête basse, comme un condamné à mort, parce que je savais que je passerais les 45 minutes suivantes à me faire frapper sur la gueule, insulter, voler mon sac à dos. Souvent, un de mes amis (plus fort et plus massif que moi) m'aidait à me défendre, mais ce soir-là, il avait eu un lift de son père.

L'autre a commencé par le harcèlement habituel avant de s'asseoir de force sur le même banc que moi. Ensuite il m'a insulté en me disant que j'étais dégueulasse et sale, frappé à coups de poing, brassé. J'ai essayé de me défendre. Avec mes ongles, mes poings, mes pieds. Mais il a fini par me soumettre. Après, il a glissé sa main sur ma cuisse et touché mes organes génitaux.

***

Tout le monde, dans l'autobus, devait savoir ce qui se passait. Tout le monde en était témoin. Personne ne faisait rien. Et le lendemain, ça a recommencé. Et je savais que ça allait être pire, qu'il irait encore plus loin. Mais ce soir-là, il y a une grande blonde de secondaire deux qui n'en pouvait plus. Elle a engueulé le bully et elle s'est assise à côté de moi. Je n'ai aucune idée qui c'était, mais je sacrifierais gros pour lui reparler aujourd'hui, à cette fille-là. Sur le vif, j'ai juste chuchoté « merci » et j'ai plus rien dit du voyage. C'est à peine si je l'ai regardée.

Les réactions

J'ai raconté cette histoire-là pour la première fois il y a environ 10 ans, quand j'ai fini par comprendre et admettre que j'avais subi une agression à caractère sexuel. Après, ça m'est arrivé à quelques reprises de me confier là-dessus, à des personnes diverses. Des hommes, des femmes, des ami-e-s, des connaissances, des camarades de lutte, des amantes. La plupart du temps, on parlait déjà du sujet, ça ne venait pas de nulle part. Je racontais pas ça sur un ton larmoyant, tout en mettant l'accent sur le fait que je n'avais pas « été traumatisé », et que j'avais « entendu des histoires bien plus graves ». Je disais aussi que tout le monde ne vivait pas ce genre d'évènement de la même façon. Je ne cherchais pas à me victimiser, ni à banaliser, ni à réduire l'importance de l'expérience d'autrui, à « hiérarchiser ». Je n'essayais pas de dire « tsé, ça arrive aussi aux hommes ». Je faisais juste le dire.

J'ai eu des réactions pleines d'empathie et/ou de révolte, notamment d'une de mes amoureuses, aussi d'au moins une personne que je connaissais pas beaucoup. D'autres fois, on a répondu en me confiant une expérience similaire. Mais c'était malheureusement une minorité. La plupart du temps, voilà ce que j'ai reçu comme réaction:
- l'incrédulité et le déni: « Voyons ça se peut pas ce que tu me racontes. Pas en plein autobus. J'te crois pas. »
- un silence de malaise.
Et le reste, c'était des variations sur le même thème de la banalisation:
- « C'était juste un jeu de gamins. C'était pas une agression sexuelle. »
- « C'était pas une agression sexuelle, c'était du bullying. »
- « C'était pas une agression sexuelle. Une agression c'est quand il y a VRAIMENT un truc sexuel qui se passe. »

Et oui, il y a eu les trois grands classiques, des questions qui visent parfois à responsabiliser la victime quand elles sont posées d'une certaine façon, comme pour suggérer a posteriori une solution évidente:
- « Pourquoi t'as pas crié? »
- « Pourquoi tu t'es pas défendu? T'aurais dû lui donner un coup de pieds dans les gosses! »
- « Pourquoi tu l'as pas dénoncé sur le vif? »

Et il y a un autre type de réaction dont je ne parlerai pas et qui est en lien avec mon genre. Notez cependant que réagissant à cette confidence, aucun gars ne m'a jamais accusé d'être faible ou fif ou whatever.

Pourquoi on crie pas. Pourquoi on crisse pas un coup de genou dans les gosses. Pourquoi pourquoi pourquoi.

 Je ne peux pas parler pour les autres, notamment, comme plusieurs me le feront peut-être remarquer, parce que eh bien! je suis un gars et j'ai des privilèges. Je n'ai pas peur de sortir le soir. Je n'ai pas peur de me faire violer. J'ai appris rapidement à faire confiance aux hommes (deux ans) parce que, alors que je vieillissais, ils ont fini par ne plus sembler représenter de menace. Répétons-le: la plupart des personnes ayant subi des agressions sexuelles sont des femmes.

Mais je peux répondre à certaines objections entourant mon cas à moi. À partir de là attention, je vais extrapoler.

1. Oui, c'est arrivé. J'ajouterai que ça arrivait tout le temps, en public. Je me faisais défoncer la gueule à coups de pieds, marcher dessus dans le corridor, pousser en bas des escaliers. Il y a même deux gars qui m'ont un jour balancé tête première dans un container à ordures. Au primaire, j'ai aussi subi des attouchements du même type et à plusieurs reprises. C'était toujours devant beaucoup de monde et dans l'indifférence la plus totale.

Dans ma vie adulte, j'ai vu des choses équivalentes se reproduire entre personnes qui se connaissaient. Dans des partys, des bars, des réunions, des "safer spaces". La violence, sexuelle ou non, déclenche souvent un malaise, mais on préfère regarder ailleurs. D'autres fois, on la voit pas.

2. Oui, c'était une agression sexuelle. Oui, oui, oui. Même (et surtout) selon la loi. Même si on (lui peut-être un peu moins que moi) était des gamins. Il y a certes bien plus sordide. Et il y a aussi bien plus insinueux, bien plus soft, et ce n'est en aucun cas à prendre à la légère.

Un baiser forcé, c'est une agression. Un frottis-frottas dans le métro, c'est une agression. Le voyeurisme, c'est une agression. Quand il y a manipulation ou menaces, c'est une agression. En admettant dans tous les cas qu'il n'y ait pas consentement. Là on parle au sens légal.

3. Je n'ai pas crié parce que j'avais la gorge nouée d'impuissance et que de toute façon j'avais l'impression que tout le monde s'en crissait.

4. Je n'ai pas pu viser ses couilles parce que j'étais assis dans l'autobus et soumis sous sa masse corporelle supérieure. Notez que j'avais déjà fait du Taekwon-do à l'époque. J'étais très en forme pour mon âge, mais rien à faire. Souvent, le potentiel d'intimidation psychologique suffit d'ailleurs à soumettre une autre personne. D'ailleurs quand c'est arrivé je n'ai même pas bondi. Et je comprends très bien pourquoi plusieurs personnes, lors d'une agression, n'ont pas de réaction forte et immédiate, signalant ainsi hors de tout doute qu'elles ne sont pas consentantes. Parfois, on ne veut juste pas le croire. On fige et on souffre en silence.

5. Je ne l'ai pas dénoncé sur le vif parce que:
- j'étais terrorisé;
- j'avais décidé que ça ne s'était pas passé;
- dénoncer (à une autorité) par le passé n'avait jamais rien donné de bon.

Mais surtout parce que:
- je me sentais humilié;
- j'avais été dressé à croire que c'était impossible de faire quoi que ce soit contre. C'était comme ça. J'étais un loser et les losers se font marcher dessus. En bref: j'étais isolé.

Conclusion

Je ne dis pas qu'il suffit de dire qu'une agression a eu lieu pour qu'elle existe de facto. Je ne sais pas non plus quoi penser de la vision de la justice transformatrice vis-à-vis des agressions, sinon que la théorie me plaît mais que les informations fragmentaires dont je dispose sur la pratique suggèrent des lacunes[1]. Je pourrais parler d'autres sujets, mais je préfère pas, surtout parce que je n'écris pas sous le couvert de l'anonymat. Mon billet porte seulement sur les réactions qui sont ressorties après les dénonciations d'agressions au cours des derniers mois. Celles-ci m'ont systématiquement rappelé ma propre expérience. Et est-ce que les alliés féministes sont à l'abri de dérapages verbaux à ce sujet? Non. Est-ce que les femmes féministes sont à l'abri? Même pas. Moi-même, j'écris un long texte sur la question et je le répète, ça m'est arrivé de dire des conneries. Je serais vraiment un connard de jeter la première caillasse.

Je vais être clair: je n'ai pas été socialisé en femme. Je m'exprime - quoique sans conviction - en tant qu'homme cisgenre. Je suis au courant de mes privilèges, et personne n'a besoin de me les rappeler: l'expression quotidienne de mon genre me favorise aux dépens des autres, j'en fais l'expérience. Mon objectif n'est pas de faire une analogie grossière ou de me dresser en martyr qui montre ses stigmates en criant: « Je vous comprends! » Non. Je souhaite exprimer en priorité une chose: ça arrive tout le temps, et se défendre n'est pas si simple, même quand on est cut, en forme, toffe, «un gars», etc. Il n'y a jamais matière à questionner le comportement de la victime/survivant-e dans de telles circonstances[2]. Aussi: une agression peut démolir. Toutefois, une socialisation faite dans la violence et la soumission, ça vous mord avant même l'agression. Ça vous ôte bien des réflexes. Mais il n'y a rien de pire que de se faire nier notre expérience postérieurement.

____________

[1] Il y a un débat actuellement sur la question. Un texte anonyme a été publié sur Internet. Ça s'appelle Premiers pas sur une corde raide. Une personne a répondu au texte sur Facebook. Ça s'appelle: Quelques pas pour tenter de remonter une pente glissante.
[2] Cela ne fait nécessairement pas de la personne ayant commis l'agression un être monstrueux. Mais même quand c'est vraiiiiment pas par exprès, ça n'empêche pas l'autre personne d'avoir mal, c'est-à-dire de s'être sentie agressée.

jeudi 27 février 2014

Un autre texte de féministes de l'UCL - "À ceux et celles qui résistent"

Rappelons le débat qui a actuellement cours.

Un premier texte a été écrit et publié sur le blog Chercher les Poux le 17 février dernier. Il dénonçait les attaques anti-féministes systémiques qui avaient lieu dans le collectif de Montréal.

Quelques jours plus tard, une réplique a été publiée sur le Blog d'Arwen. Cette réponse critiquait le Comité Femmes pour diverses raisons.

***

Hier, les auteures du premier texte ont clarifié leur position. Ce dernier texte, plus long, a été publié sur le blog du Collectif Emma Goldman.

Je vous suggère de le lire pour vous faire une idée. J'ai décidé de ne pas copier/coller précisément pour que vous visitiez le blog des gens de Saguenay.



mardi 18 février 2014

Lettre de féministes de l'Union Communiste Libertaire - branche Montréalaise

Voici une copie du texte publié sur Chercher des poux. Je ne suis pas au fait de ce qui se passe dans le collectif montréalais de l'UCL, parce que je ne suis pas membre de l'organisation. Mais ce sont des personnes en qui j'ai confiance qui m'ont suggéré de diffuser cette lettre - alors je juge que le risque de me tromper en le publiant n'est pas vraiment très grand.

Il est de plus toujours pertinent de remettre en question nos propres attitudes au sein même de mouvements qu'on dit anti-oppression. J'aurais de nombreuses histoires à raconter sur le sujet, mais je le ferai une autre fois, pour ne pas enterrer le propos des auteures.

Je n'accepterai pas les commentaires contenant des ragots et des rumeurs, merci.

Mise à jour: notez que d'autres femmes de l'UCL-Montréal et de l'UCL-Québec ont répondu à cette lettre. Ce nouveau texte a été publié sur le blog Ya basta.

«
Le lundi 8 décembre 2013


À tous les militants et toutes les militantes qui ont partagé avec nous des efforts de lutte féministe,

Depuis la dernière fois où nous avons pris la parole collectivement, plusieurs mois de réflexion individuelle et collective se sont écoulés, nous amenant à mieux comprendre l'une des dynamiques ayant mené à la lente extinction de l'Union communiste libertaire (UCL). À présent, nous sommes persuadées que le partage de notre expérience au sein de l'UCL pourra contribuer à vos réflexions politiques sur les luttes féministes en mixité.

Le message que nous portons aujourd'hui est essentiellement le même qu'il y a un an, mais il est teinté d'une expérience douloureuse que nous ne sommes pas prêtes d'oublier. Nous pouvons en mesurer la portée par la virulence de l'acharnement avec lequel on a tenté de le détruire, de l'éteindre et de nous humilier.

L'information venue au compte-goutte, les attaques individuelles ainsi que la violence verbale et psychologique que nous avons subie sont des exemples des stratégies de la violence sexiste à l'œuvre. Pendant une année, nous nous sommes senties dépossédées de notre lutte, avons dépensé plus d'énergie à tenter de rétablir les faits plutôt qu'à construire notre projet collectif.

À ceux et celles qui ont posé des gestes pour freiner notre élan ou qui ont choisi une position de désengagement : nous avons senti notre parole étouffée par votre peur des conflits. On nous a tout dit : d'être patientes et conciliantes, de ne pas poser de gestes pour aggraver la situation... Plus nous avons attendu qu'elle se résorbe d'elle-même, plus elle s'est aggravée, ainsi que les conséquences directes sur notre vie personnelle et militante, ainsi que sur l'organisation et le pouvoir d'action de l'UCL.

Le politique de notre histoire a été évacué, notre projet collectif a été discrédité alors qu'on a prêté aux femmes qui ont désiré briser le statu quo de fausses intentions, et cela au détriment de notre intelligence et de nos expériences.

Selon nous, ce qui s'est passé est simple. Plus les féministes à l'UCL ont fait front commun contre les attitudes paternalistes, machistes et anti-féministes au sein de l'organisation, moins ces attitudes étaient les bienvenues. Au moment même où le comité femmes a annoncé son intention de devenir un collectif autonome, on a crié à l'exclusion, l'organisation a commencé à se démembrer, nous avons aussitôt senti les représailles et subi les conséquences.

Nous faisons donc un choix conscient de ne pas répondre aux accusations qui ont été portées contre nous, à savoir que le comité femmes a voulu purger* l'UCL sur la base de ragots et de commérages.

Maintenant que nous avons pris le temps d'absorber les ondes de choc qui ont heurté nos convictions et nos solidarités, il est temps de se remettre en action, de recréer des solidarités, de s'organiser, de briser le silence.

* Nous ne ferons pas de mauvaises blagues, de sarcasme ou d'ironie. Les mots que nous utilisons ont réellement été employés.



Dernier retour sur les événements :

À la lumière des discussions, ateliers et échanges qui ont eu lieu dans les diverses instances de l'UCL au cours de notre expérience au sein de celle-ci, ses membres en sont venu.e.s à certaines orientations afin d'inclure plus de femmes dans la fédération, afin d'adopter des pratiques de luttes anti-patriarcales et féministes, et afin de créer des liens solides avec d'autres groupes féministes à tendance libertaire.

Le comité femmes a pris à cœur ces réflexions et a voulu les mener à bien en organisant des activités d'éducation populaire, en participant à des événements de d'autres groupes féministes, et en organisant des rassemblements féministes dans l'espace public, entre autres lors des manifestations qui ont marqué la grève de 2012.

Tout au long de ce processus, les femmes du comité ont mené une réflexion quant à l'avenir de leur lutte, à leurs frustrations et à leurs aspirations. Nous avons noté entre autres que les enjeux féministes au collectif de Montréal étaient travaillés seulement si les personnes qui s'y impliquaient les avaient à cœur, et non basé sur une mise en pratique systématique des buts et principes de l'organisation.

Ce que nous voulions et ce qui nous réunit toujours, c'est l'idée d'un projet politique qui vise à construire une société sur des bases qui rendent impossible la domination. Un comité femmes n'est donc pas une fin en soi, mais un moyen. Ce moyen a trouvé ses limites au sein de l'UCL (double militantisme, instrumentalisation, manque d'autonomie politique). En voulant renforcer notre pouvoir d'action antipatriarcal au sein et en dehors de l'UCL, nous désirions, et le désirons toujours, mettre de l'avant un projet politique commun, se mettre en action plutôt qu'en réaction.

Cette réflexion a culminé dans un projet de collectif féministe de l'UCL à Montréal, en solidarité avec les féministes de la fédération hors Montréal, dans le but de continuer de lutter dans la fédération en mixité tout en disposant de l'autonomie et du saferspace nécessaires à la poursuite de nos objectifs (censé être communs au reste de la fédération).

Ce que nous avons appris:

Incapacité de reconnaître et banalisation des attitudes et propos antiféministes

Au cours des débats entourant la démission de certains membres, qui ont eu lieu dans la foulée de l'annonce de créer un nouveau collectif, des propos et des attitudes antiféministes ont été tenus. Lorsque nous les avons nommés, les militants et les militantes de l'UCL n'arrivaient pas à identifier le contenu antiféministe des paroles ou des actions. Dans leur imaginaire, une attaque anti-féministe est nécessairement rattachée à quelque chose de gros, qui sort de l'ordinaire. À l'évidence, ils ne voient pas la « violence ordinaire », et lorsqu'ils arrivent à la saisir, ils la banalisent, la trouvent trop subtile. Ainsi, malgré les maintes fois où l'on a essayé de ramener notre projet politique et que nous avons dénoncées les paroles anti-féministes, les personnes qui ont prononcé ces paroles n'ont pas admis la portée anti-féministes de leurs propos.

Ce qui a entre autres été fait et dit (et non reconnu comme attaque anti-féministe) :

-Utiliser un conflit personnel pour discréditer notre projet collectif en disant que les femmes se cachent derrière le comité femmes pour poursuivre des objectifs individuels.
Dépolitiser un conflit, le réduire au privé.
-(paroles) Affirmer que les propositions féministes pour favoriser un fonctionnement participatif focalisent trop sur le climat et les sentiments;
-(actions) En bref, le féminisme va trop loin, sème la pagaille;
-(paroles) Le comité femmes agit en police, effectue des purges staliniennes;
-(actions) Demander sans cesse des explications sur pourquoi on ne se sent pas bien, remettre en question nos décisions;
-(paroles) Il faut encadrer les dérapages du comité femmes, s'il a trop de pouvoir il pourrait en abuser;
-(actions) Évacuer le projet politique que nous avons ramené à maintes reprises sur la table. (en se parlant entre eux sans nous adresser la parole, en nous ignorant, en ignorant les textes que nous avons écrits, notre démarche, ne pas répondre à nos arguments politiques, éviter le sujet, faire semblant de détenir des informations que nous on n'aurait pas, etc.)
-(actions) Certaines personnes ont adopté une attitude de fermeture et de non-coopération lorsqu'on a questionné leurs attitudes;
-(paroles) Argumenter que l'UCL est une organisation de masse, alors on ne peut pas exiger de tout le monde d'adhérer au féminisme, puisque la masse n'est pas nécessairement féministe. Les féministes demandent donc la perfection et c'est élitiste;
-(actions) Les anciens militants qui disent « qu'avant, ça ne marchait pas comme ça ».

Ceux qui refusent de prendre position dans un conflit politique contribuent aux conséquences de la domination

L'un des plus grands problèmes que nous avons rencontré est le manque de solidarité et de mobilisation de la part des personnes qui auraient pu entreprendre une démarche pour prendre position. Nous comprenons que prendre position implique souvent des conséquences : pertes de liens avec des super-militant.e.s, devoir confronter, etc. Force est de constater que nous manquons de moyens organisationnels pour faire face aux personnes qui décident de ne pas prendre position. Dans le cas de la domination, ne pas prendre position, ne pas réagir, ou ne pas poser de question, c'est agir en faveur de la domination. Ainsi, lorsqu'il y a des manifestations de violence dans le milieu militant, nous croyons que nous sommes tous et toutes imputables. La position « j'ai rien à voir là- dedans » n'est donc pas valable. On a tous et toutes le droit et la responsabilité de poser des questions. Il n'y a pas d'en-dehors de ce genre de conflit politique.

La meilleure manière de rendre visible la violence, c'est de rendre visibles ses conséquences

Même au travers des luttes féministes, beaucoup d’hommes ont tendance à s’accorder le plus de place en se présentant comme des victimes (peur de perdre sa réputation, peur/ou manque de volonté de devoir remettre en question ses privilèges et comportements...) Qui se soucie du vécu des femmes? Tourner au ridicule, intimider, banaliser, discréditer, dépolitiser, réduire à du commérage, évacuer, vider de son sens un projet politique sont autant d'outils qui ont été utilisés pour nous faire taire. Les conséquences sont graves, et il est difficile de s'en remettre, de faire confiance à nouveau, d'espérer du respect. Voici quelques-unes des conséquences que nous avons vécues :

Éviter de parler des événements (la peur de parler)
Ne pas savoir ce que les gens disent sur nous
Ne plus savoir qui sont nos allié.e.s, même parmi nos ami.e.s, douter
Craindre de sortir dans les milieux habituellement fréquentés
Avoir peur, figer
Perdre des ami.e.s
Se rendre compte que d'autres sèment le doute sur la qualité des personnes
Douter de soi constamment
Se sentir seule
Perte de repères et perte du sentiment de sécurité
Devoir changer de milieu (militant, professionnel, social)
Des gens qui ne nous adressent plus la parole
Des militants tellement attachés à « l'éthique libertaire » qui ne nous appuient plus dans des encerclements de manifs ou autres moments critiques où on s'est promis de s'entraider
Subir le commérage : on ne nous considère pas comme des interlocutrices, on apprend tout des autres

Dans un contexte de société basée sur la domination, il est impératif de développer des réflexes qui nous permettent de vérifier la portée politique d'un conflit, indépendamment de ses composantes individuelles. Il faut aller voir les faits (et les conséquences) auprès des personnes qui sont susceptibles de vivre des oppressions sur la base d'un système de domination.

DE CELLES QUI RÉSISTENT
D’un autre côté, on s’est aperçu que ça prend un certain temps avant d’identifier qu’on est dans une dynamique de violence sexiste. Sachez qu’en tant que féministe, l’accepter est douloureux et le chemin pour reprendre du pouvoir, pour oser nommer, demande du courage et de la détermination. Nous avons appris à vivre cette théorie dans la pratique, et nous désirons la transformer en outils. Cela dit, nous croyons que nous avons le pouvoir de s'attaquer à la domination, à condition de créer des solidarités et à condition que les personnes qui peuvent être alliées fassent le choix de nous appuyer. Les conséquences de la domination sont avant tout vécues par les personnes qui vivent des oppressions, et c'est important qu'elles aient des allié.e.s fiables.

La solidarité n'a pas de sexe, la trahison non-plus

Ce qui nous réunit, ce n'est pas que nous sommes des femmes, c'est que nous sommes féministes. Plus largement, ce qui nous réunissait au sein d'une UCL mixte, c'était l'objectif commun de construire une société sur des bases rendant impossible la domination.

Ainsi, nous avons appris que les saferspaces ne sont pas acquis, alors que des espaces non-mixtes ont servi à propulser des réflexions, des sentiments et des impressions partagées dans l'espace mixte, aggravant les conséquences que nous avons vécues.

Par ailleurs, on a su trouver des solidarités dans l'espace mixte à quelques reprises, et nous espérons qu'elles grandiront. De plus, si la solidarité et la trahison n'ont pas de sexe, les conséquences de la violence sexiste, elles, affectent directement les femmes.

Au final, c'est dans l'action que l'on construit des solidarités, de la confiance et du respect.

Il ne faut pas attendre l'assentiment pour aller de l'avant avec nos projets politiques

Il y a une tendance généralisée à vouloir évacuer les conflits, à préserver le climat de camaraderie, à ne pas confronter, à vouloir pacifier. Or, nous refusons d'être des gardiennes de la paix, surtout quand elle signifie de cesser de lutter, ou de se faire dire comment faire. Il faut cesser avec cette attitude de nous mettre dans la position de devoir constamment justifier, rectifier, balayer et, comprendre.

On ne regrette pas d'avoir essayé d'agir en réconciliatrices, parce qu'on s'est bien rendu compte qu'il y avait de la fermeture, de la non-coopération. On a voulu solliciter les gens qui étaient dans une position et dans une dynamique de domination. À partir de maintenant, nous allons nous concentrer sur les gens qui nous appuient, pour qui on peut entrevoir le changement. Pour mieux s'organiser, il faudra mieux identifier les situations « perdues », lâcher prise sur le changement total de tout le monde. Par ailleurs, ce n'est pas parce qu'on saura mieux les identifier qu'on sera à l'abri. Au contraire, ça nous rend plus fragile, car il est souvent question d'amitiés.

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Il a fallu un long moment de réflexion afin d'être en mesure de parler de cette situation. Ce texte n'a pas été écrit sans douleur car nos croyances fondamentales et nos solidarités dans l'action ont été fortement ébranlées. Le temps, mais surtout les démonstrations de solidarité, nous ont permis de se solidifier. Pendant que nous réfléchissons et reprenons des forces, d'autres continuent de vivre et de militer sans que leurs comportements et leurs attitudes de domination n'aient de conséquences négatives sur leurs vies.

Vers des solidarités plus solides :

Si nous avons été moins visibles dans nos espaces de lutte habituels, sachez que c'est l'une des conséquences directes de la violence que nous avons subie/vécue. Même si nos manières de nous organiser ont changé, notre intérêt et notre motivation sont toujours au rendez-vous. Si vous avez un intérêt à (re)créer des solidarités avec nous, il est toujours temps de le faire!

Il nous sera difficile de trouver une place dans les grands principes, car les plateformes contiennent de bien beaux mots qui ne sont pas garant de l'action. Pour l'instant, notre inspiration est surtout basée sur des projets concrets en fonction de nos expériences. Nous nous baserons sur les actions et les idées pour choisir nos solidarités afin de bâtir des confiances solides.

Enfin, nous nous sommes rapproprié notre parole et notre histoire. Nous continuerons de lutter pourque nos voix résonnent, et nous aimerions vous compter parmi nous.

DE CELLES QUI RÉSISTENT »

samedi 8 février 2014

La nature autoritaire et conservatrice de l'éducation.


Il serait selon moi faux d'attribuer le caractère contrôlant de certaines réformes à du progressisme, pour de nombreuses raisons. C'est le cas de l'éducation qui m'intéresse ici.

Ces changements, souvent décrits comme une manière de reprendre le contrôle d'une jeunesse en perdition, ont des traits profondément conformistes et conservateurs. Il s'agit de retrouver la discipline d'antan, d'imposer le respect de l'autorité et de mettre fin à l'hypersexualisation des jeunes filles. Ce genre de discours se retrouve partout dans les médias écrits ou radiophoniques, et a quelquefois mené à des abus sordides, comme en 2010 à Outremont, et en 2013 dans les Laurentides, deux cas parmi de nombreux autres, qui ne sont pas documentés.

Ces phénomènes sont reliés au fait qu'on ne considère pas les jeunes comme des humains à part entière et doué-e-s d'une intelligence développée. À ce sujet, Alain Dubuc avait suggéré, en 2012, que c'était la condition neurologique inférieure des jeunes (il parlait notamment « de lacunes dans l'exercice du jugement ») qui les avait poussé-e-s à prendre l'impulsive décision d'entrer en grève étudiante. Un de mes collègues étudiant en enseignement de l'histoire, à l'UdeM, avait pour sa part appris dans un cours, vers 2007, que les adolescent-e-s étaient biologiquement incapables de faire l'usage d'esprit critique avant 16-17 ans, et que pour cette raison, il fallait se contenter de leur faire apprendre tout par coeur. Il est bien entendu allé répéter cette foutaise un peu partout, comme un perroquet[1]. Peut-être aurait-il été surpris d'apprendre qu'Alain Dubuc considère qu'il n'avait lui-même pas encore l'âge de prendre une décision rationnelle.

Les jeunes représentent une caste inférieure d'être humains, au Québec, et un peu partout dans le monde. Les discours favorables aux jeunes sont marginaux et presque tout le monde participe à leur destruction morale, par une forme de bizutage acharné et généralisé, qui vise à anéantir, en eux, toute forme d'originalité et de désir. La plupart des critiques aigries de la réforme scolaire en sont un bon exemple, et je ne suis pas certain que que les beuglements de Normand Baillargeon (avec ses appels à Arendt) à ce sujet soient une exception. Et c'est comme ça depuis toujours. On veut retourner à un idéal classique, à une vraie culture de l'effort.

Et cela passe aussi par l'absence d'individualité. On gomme les différences par l'adoption d'un code vestimentaire strict. Tout ce qui représente une violation à ce code est un « abus » (de liberté d'expression?) conduisant tout droit à des conséquences terribles. Eh quoi? Il est évident que les vêtements ont une conséquence sur la psychée. Une jeune femme habillée des chevilles jusqu'au cou n'aura pas un comportement dissipé. Impossible. Et le gars assis derrière elle n'aura pas de mauvaises pensées.

À la limite, ça peut se défendre, si on a la matière grise assez lousse. Mais on m'a dit qu'il y a quelques années, au Collège Jean-Eudes de Montréal, on interdisait aux gars de porter les cheveux longs. J'ignore si c'est toujours le cas aujourd'hui, mais ça ne m'étonnerait pas. Quel comportement cherche-t-on ainsi à modifier chez les adolescents? N'y a-t-il pas là une forme assez obscène de pression à la conformité?

Un autre faux progrès: l'histoire obligatoire

Je passe plusieurs heures par semaine à défendre mon point de vue sur la question. J'ai déjà écrit un billet là-dessus. Je n'ai absolument pas changé de point de vue, si ce n'est que pour le radicaliser. Ce nouveau programme d'histoire québécoise au cégep ne sert qu'un objectif: augmenter encore l'uniformité, faire entrer les jeunes dans un moule intellectuel commode, conforme aux attentes, voire plus facile à manipuler par l'utilisation de référents culturels communs (c'est-à-dire: le nationalisme). Je me demandais quel cours on sacrifierait pour faire entrer l'histoire (politique) de force dans les cégeps: il se trouve que ce sont les cours optionnels qui subiront le choc. Notez bien: pas question de modifier le tronc commun. Il s'agit plutôt de l'augmenter, aux dépens des choix que l'étudiant-e pourrait faire lors de son inscription. Parce que l'État sait bien mieux que nous quels cours on doit suivre.

Nous y participons

Comme des foules de hooligans dont le cerveau est réduit à une disquette floppy, nous encourageons ces réformes conformistes, conservatrices et autoritaires. Quotidiennement, nous exigeons plus de règles débiles, sous le couvert de n'importe quel principe con, que ce soit la neutralité (laissez-moi rire), la connaissance de faits, l'éducation à la citoyenneté, le respect de nos valeurs et de la démocratie parlementaire, le bien commun, la décence, etc. Il ne s'agit pas d'une sombre machination de l'État contre nous, planifiée en secret dans les bureaux de la NSA. C'est ce que nous réclamons pour tout le monde. Plus de chaînes. Des chaînes mieux polies et qui disent s'il-vous-plaît et qui se cachent derrière un masque.

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[1] Salut Mathieu.