jeudi 4 avril 2013

Une horizontalité du haut vers le bas.

Ça m'exaspère un peu d'entendre parler ces jours-ci du prétendu rôle héroïque ou névralgique des auteurs de l'essai De l'école à la rue[1], qu'on entend depuis un moment sur toutes les tribunes, particulièrement à Radio-Canada. Et malgré leurs précisions et leurs professions de foi remplies d'humilité[2], mon impression est que les auteurs se sont autoproclamés Grands Timoniers du Printemps Érable. La préface du livre est la plus évocatrice et la plus ridicule dans sa glorification du travail des archontes de l'ASSÉ. Le reste: des lieux communs, pour la plupart, et beaucoup d'interprétations peu rigoureuses[3]. Mais je passe rapidement sur la critique du livre en question. Je préfère vous renvoyer à un commentaire féministe de l'ouvrage, écrit par plusieurs militantes: j'appuie celui-ci en grande partie et je vous encourage à le lire sur jesuisféministe.com ou sur le blogue de Pwel. J'appuie aussi l'action qui a été posée par ces mêmes militantes le jour du lancement, le 22 mars dernier. Il paraît que ça a mis Écosociété en furie que des femmes se présentent avec une bannière et des tracts critiques. Tant mieux.

Sans écarter nécessairement le discours tenu par les auteurs de De l'école à la Rue, je vais me concentrer sur ce que je perçois de l'argumentation qui accompagne les commentaires généraux sur la militance et le rôle prétendument central de quelques individus dans le mouvement de contestation du Printemps 2012.

Parce que ce qui m'énerve vraiment, c'est l'incapacité de plusieurs à se rendre compte de leur propre impuissance, de leur profonde insignifiance dans un mouvement qui les dépasse.

Je ne remets pas totalement en question l'importance de la militance et de la « tactique » dans la mobilisation. Mais le fait est que oui, il y a eu de la spontanéité dans le mouvement du printemps dernier, et une grande multiplicité. Cinquante ans après la fin du règne de la « peur multiforme »: la révolte multiforme.

La grève ne s'est de plus pas tant construite sur des années de mobilisation, sur du tractage massif, sur des kiosques dans tous les cégeps, que sur la base de la réaction face au grand choc que constituait le fameux 1625$, et ensuite le projet de loi 78. Ça, je n'en démordrai pas. Il est vrai que je n'ai assisté à aucun congrès de la CLASSE et que j'ai pour ainsi dire été pratiquement invisible pendant tout le printemps 2012 (malgré mon activité réelle et quotidienne). Je n'ai représenté personne, j'ai foxé mes AG, j'ai eu un comportement atypique, erratique, voire désagréable et particulièrement indépendant pour un activiste ordinaire. Mais cela ne me donne pas un très gros handicap en tant qu'observateur, je le crois fermement.

Peut-être, ça oui, que la CLASSE a surfé sur une vague. Mais sous-entendre que ses stratèges sont responsables de la mobilisation initiale, c'est d'une grande naïveté et d'une arrogance sans bornes. Suggérer, seulement, que quelqu'un avait le contrôle sur ce qui s'est passé est également d'une grande inconscience. Et affirmer ensuite que la base a dépassé le sommet (on parle «d'appropriation du discours» dans De l'école à la rue[4]) ne parvient pas à nuancer les exagérations courantes à ce sujet. Les choses ne se contrôlent pas; elles arrivent, un point c'est tout, et au milieu de l'immense tas de participations individuelles, la CLASSE et son conseil exécutif n'étaient qu'une pièce de l'engrenage.

J'entendais souvent des militant-e-s, en 2012, faire référence à l'échec de la grève de 2007, et avertir le troupeau contre des erreurs stratégiques qui auraient pu nous être fatales et qui nous ont supposément coûté un printemps hâtif, voilà cinq ans. Ben oui, pourquoi on a perdu nos votes de grève en 2007 déjà?

Parce que la hausse était pas assez élevée. Parce qu'on était pas en crise économique. Parce que la réponse de l'État n'a pas été aussi ridiculement radicale. Parce. que. le. contexte.

En histoire sociale et culturelle, le rôle des grands hommes politiques, comme se plaît à les appeler Mathieu Bock-Côté, est dilué. Ce n'est pas pour rien: si on se rend compte que dans certaines circonstances, des leaders musclé-e-s parviennent par eux-mêmes à influencer le cours de l'histoire, il n'en reste pas moins que les sociétés humaines constituent un fleuve impossible à harnacher convenablement. Les gens sont guidés par les normes, par leur personnalité, leur expérience individuelle, ce qu'ils perçoivent comme leurs intérêts immédiats, et caetera, bien plus que par une discussion avec un-e mobbeur/mobbeuse, par un discours enflammé, ou par la beauté d'un sex-symbol. Et cela est d'autant plus vrai à cette époque d'éclatement des médias et des influences, maintenant qu'on n'a plus les yeux rivés vers le discours unique de la télé ou de la propagande universelle de l'Église. En un éclair, une rumeur née à Montréal se répand à Chicoutimi. Un embryon d'idée n'a plus besoin de passer par les canaux ordinaires et la hiérarchie avant d'être approfondie et mise en pratique. Avec les avantages et les désavantages que ça porte.

Je me doute aussi des raisons qui ont motivé le fait de tant parler de tactiques (ou plutôt de tacticiens) et si peu de logistique, un élément qui est pourtant de loin plus important à mon sens. Ce choix de vocabulaire n'est pas innocent. J'y vois, entre autres choses, une dichotomie malsaine liée aux rôles genrés: les tactiques ou, exprimons-nous plus clairement, la supervision est traditionnellement un rôle masculin, alors que la logistique est davantage associée aux femmes, et c'est le cas à l'ASSÉ depuis une éternité, malgré ses positions féministes. Je ne pense pas être le premier à le dire. On ignore l'importance de la logistique comme on sous-estime l'importance d'autres secteurs traditionnellement associés aux femmes, comme les soins infirmiers, au profit des secteurs d'encadrement.

Bien franchement d'ailleurs, les tactiques je m'en crisse. Ces dernières changent selon le contexte, et quelque soit la force de la directive, elles peuvent être défiées ou mal appliquées, même à l'insu des dirigeant-e-s. Mais quand tu veux trouver un autobus pour te rendre à Victoriaville, il y a toujours un prix, un nombre de kilomètres, et un numéro de téléphone pour la réservation.

La grève, ce n'était pas Austerlitz ou Waterloo. Les contestataires ont pour la plupart avancé dans une confusion totale, par essai-erreur - et cela d'ailleurs ne me déplaisait pas. Il y avait bien un squelette, une structure avec trois ou quatre membres, avec cinq doigts ordinaires et symétriques sur chaque main qui décidait des dates des grandes manifs: mais cette image aux rayons-X était une illusion. Dans la chair du mouvement, il y avait réellement cent mille yeux, dix mille tentacules.

Nous passerons des décennies à extrapoler (modérément quand même, étant donné que le recul risque fort de nous permettre de relativiser l'importance historique du printemps dernier) sur les causes et conséquences de 2012, à soupeser l'importance ou l'insignifiance de certains facteurs, et surtout à ne rien y comprendre. Parce qu'il n'y avait pas de petit Napoléon, de régiments en ordre de bataille et scrupuleusement obéissants, et encore moins de colline à partir de laquelle on pouvait tout observer. Chacun, chacune a fait des choix tactiques. Chacun, chacune a possédé le potentiel d'un facteur déterminant.
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[1] J'ai terminé la lecture, mais je devrais m'attarder davantage sur certains passages, je l'admets.
[2] Je me souviens de les avoir entendu spécifier que non, le livre ne visait pas à mettre des individus de l'avant, et que non, l'objectif n'était pas de créer une Bible de la contestation.
[3] Par exemple, on pense que c'est « l'incapacité à pouvoir rivaliser avec les arguments des représentantes et des représentants du mouvement étudiant » qui est la cause principale du déclin du SRQ (p. 159). C'est à la fois présomptueux et peu probable qu'un ou deux débats télévisés aient pu à ce point provoquer l'impopularité des carrés verts.
[4] p. 138.

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